Alors qu’il travaille à Oubli, signal lapidé, une pièce pour douze voix sur des vers d’Armand Gatti (retirée du catalogue) que l’Ensemble Marcel Courau créerait à Cologne à l’automne 1952, Pierre Boulez découvre, à l’invitation de John Cage, l’œuvre du poète étasunien Edward Estlin Cummings. Plongé dans l’univers de Mallarmé qui le conduira, à partir de 1958, à construire Pli selon Pli volontiers considéré par les commentateurs comme son chef-d’œuvre, le musicien fait en 1970 une halte du côté de Cummings dont la poésie lui semble d’emblée offrir une continuité plus ou moins mallarméenne. À sa création à Ulm le 25 septembre 1970, cummings ist der dichter – contrairement à l’allemand qui convoque la majuscule pour chaque nom commun (Dichter) et à la convention de la majuscule pour le nom propre, le titre n’utilise que des minuscules, comme en double-écho à la signature usuelle du poète qui s’en privait (e. e. cummings)– a nécessité deux chefs (Boulez lui-même et Clytus Gottwald), tant la pièce présentait de difficulté. Lorsqu’il la révise en 1986, l’auteur la simplifie considérablement, en favorise la perception optimale et renonce à sa dimension ouverte d’origine. De cette page moins fréquentée conçue pour seize voix mixtes et vingt-sept instruments – parmi lesquels trois harpes, déjà, qui solutionnent les affres de l’écriture pour ce médium –, l’on goûte, dans la lecture vive de Léo Warynski, à la tête du chœur Les Métaboles et de l’EIC, la fort belle profondeur des timbres, mise en relief par la clarté des voix.
Après une interprétation subtile du bref Stabat Mater de Giovanni Pierluigi da Palestrina qui en livre toute la finesse, le programme se poursuit par la première française du Requiem pour voix et quinze instrumentistes de Francesco Filidei dont la création mondiale fut assurée par Peter Rundel à la tête du Coro Casa da Música et du Remix Ensemble, le 20 octobre 2020 à Porto. Évoquant volontiers le genre requiem comme « un fantôme à habiter de l’intérieur » dans l’entretien mené par Thomas Vergracht (brochure de salle), le compositeur toscan s’affirme bien conscient du poids du passé, à la fois liturgique et musical : plutôt que d’opter pour une attitude timorée, ce qui aurait d’ailleurs risqué de limiter l’approche au renoncement pur et simple, l’artiste se saisit des archétypes, entre le théâtre appuyé de Verdi pour le Dies iræ et la suspension extatique de Duruflé quant au Kyrie, entre autres références avouées. Après une entrée fort intrigante où accordéon et rhombe se marient dans une sonorité mystérieuse, un ostinato s’enrichit progressivement jusqu’à la rupture, soit l’arrivée du texte : re-qui-em choral espacé, fragmenté, dont frappe la radicale dessiccation. Suspendu aux cloches, le Kyrie se révèle dolent au fil d’une sorte de continuo enveloppant. Des scansions chuchotées donnent au Dies iræ un lustre presque tribal que rehaussent percussions et sifflets. En quasi-surplace, l’électricité répétitive de Rex tremendæ est confrontée à l’instrumentarium inventif cher au musicien. Soudain surgit une manière de chants populaires, séduisante bigarrure surnuméraire bientôt suivie par quelques cris confiés aux instrumentistes eux-mêmes, quand les choristes revêtent le masque actuellement réglementaire. Succédant à l’isolement solistique du Lacrymosa, l’écriture de l’Agnus Dei se pare d’un archaïsme saisissant, pour finir dans le funèbre zéphir liminaire.
Auteur du brillant essai La construction du langage musical de Pierre Boulez, François Meïmoun s’est tôt attaché à l’œuvre entière d’Antonin Artaud. En réponse à la commande de l’EIC, il s’est penché sur l’un des textes réunis dans Les Tarahumaras (L'Arbalète, 1955) : Tutuguri, Le rite de la nuit noire et de la mort éternelle du soleil. C’est dans ce texte même que Boulez avait trouvé l’inspiration de Marges, opus imaginé pour Les Percussions de Strasbourg sur lequel il travailla entre 1961 et 1964 sans le mener à terme et dont il reportera dix ans plus tard certains éléments sur Rituel in memoriam Bruno Maderna (1974). En 1936, Artaud rencontre les peuples du Mexique et assiste à leurs rites. Il rédige la description de l’érotique du peyotl dont aujourd’hui Meïmoun se saisit par une danse sans fin, à l’énergie autorégénérante, déroulé de plus en plus rapide auquel se superpose sa coagulation lente, conforme aux propos qu’il a pu recueillir de personnes ayant expérimenté les vertus psychotropes du petit cactus – parmi lesquelles est d’ailleurs extraite la mescaline que fréquenta beaucoup Henri Michaux, autre poète présent chez Boulez dans une œuvre aussitôt retirée du catalogue (Poésie pour pouvoir, 1958). De fait, il y a près de cinq ans François Meïmoun écrivit La danse du peyotl pour piano à quatre mains que Marie Vermeulin et Vanessa Wagner ont créée à l’automne 2016. Le Rite de la nuit noire. Voyage d’Artaud au Mexique pour seize instrumentistes n’est en rien une orchestration de cette page mais l’expression du désir du compositeur d’en étendre l’hyper-registration plus loin encore, grâce aux couleurs mises à disposition de son imaginaire. Une part importante y est accordée aux vents ainsi qu’au piano, socle sur lequel l’omniprésence rythmique se développe, par-delà la convocation d’une percussion parfois explosive. De ce geste déflagrant et répété, varié, condensé, qui prolifère sur lui-même en ses incises fifrées, surgit un lyrisme étonnant. Dans sa Notation II pour orchestre (1980), Boulez explorait comparable forge, à ceci près que cela durait deux minutes : l’œuvre fiévreuse de Meïmoun tient le pari vingt-cinq minutes durant, sans décrocher de cet extraordinaire frémissement textural que conclut un très puissant sforzato libérateur – un tour de force défendu avec engagement et bravoure par l’EIC et Léo Warynski à qui cette création mondiale est confiée.