On comprend que Pierre Boulez (1925-2016) ait été séduit par la poésie d’E. E. Cummings (1894-1962), centrée sur la grammaire et radicale dans son exploitation des pouvoirs insoupçonnés de l’écriture, tout comme de ceux de la typographie et de la disposition du texte sur la page. Qu’il le considère ainsi comme « Le » poète (« der Dichter ») et qu’il ait voulu donner à entendre ce qui joue sur les effets de sens les plus imperceptibles, en déplaçant, masquant, défigurant les signes linguistiques et les marques de ponctuation. Elle-même jubilatoire, foisonnante et vibrionnante, Cummings ist der Dichter (1970), superpose les longues tenues vocales et une activité orchestrale fébrile et plus discontinue. Résultat : la fusion heureuse d’une nappe sonore suspendue à sa lente transformation et le surgissement d’événements brefs qui viennent la bousculer. La pièce de Boulez est ainsi perçue, à l’égal du poème de Cummings, comme ce qui arrive. Visiblement heureux de la diriger, Léo Warynski, tel un prédicant, se tourne à la fin en brandissant la partition. Stabat Boulez !
« Cummings » est le titre de cette célébration musicale, sans doute pour insister sur la place éminente que le Verbe y occupe. Composé sur un texte médiéval relatant la souffrance de Marie éplorée devant son fils crucifié, le Stabat Mater (c. 1590) de Palestrina pour huit voix est écrit dans le style antiphoné, seize chanteurs étant séparés en deux chœurs. D’emblée, l’auditeur est porté par ce qui fleure bon le chant grégorien et touche au sublime avec une sorte de détachement, mais sans froideur. Et c’est avec une impression de naturel que les Métaboles portent ce très beau moment flottant où impersonnel rime avec intemporel.
La magie que dégage une perfection atteinte, c’est ce que relève Francesco Filidei (né en 1973) au sujet de Palestrina, qu’il cite d’ailleurs dans son opéra Giordano Bruno (2016). Les polyphonies de la Renaissance sont encore là dans son Requiem (2020), commande de l’Ensemble Intercontemporain, des Métaboles et de la Casa da Musica de Porto, donné aujourd’hui en création française. Y alternent, dans une dynamique dramatique, des plages méditatives et des épisodes précipités d’une « théâtralité opératique », comme l’indique lui-même le compositeur. Ainsi le rhombe commence-t-il par nous faire entrer dans la danse du temps, manifestant le présent dans sa permanence et l’inscrivant dans un temps immémorial dans lequel lentement sont gravées par des chanteurs hiératiques (16 en tout) les premières syllabes du requiem. Un climat est posé. C’est magnifique. Les instruments (17 en tout) font progressivement leur entrée, tout d’abord les cordes frétillant dans des tremolos pianissimos, avant que l’orchestre ne gonfle dans un crescendo qui finit par s’éteindre abruptement, comme souvent chez Filidei. Introït, Kyrie, Dies Irae, Agnus Dei : le canon liturgique est respecté à la lettre ; à la musique, et seulement elle, de réinventer un genre ancien et figé. Si la présence lointaine de Ligeti peut se faire entendre dans le Kyrie, le Dies Irae, beaucoup plus charnel, plus fort, plus rythmé, se place sous le signe de Verdi. La tension retombe dans la lente respiration du chant qui s’élève et décline dans une fin apaisée. Le souffle léger du rhombe referme la boucle. Nul doute que le Requiem de Filidei fera date !
Pour finir, une pièce purement instrumentale, commandée par l’Ensemble Intercontemporain et donnée en création mondiale. Le Rite de la nuit noire / Voyage d’Artaud au Mexique (2020) de François Meïmoun (né en 1979) se présente comme une œuvre d’un seul geste lancé sur un pied de guerre dans le registre grave, le beau chaos d’une écriture très serrée et sans aucune relâche. Le compositeur a voulu transcrire l’effet du peyotl sur la musique, qui semble effectivement hallucinée. Du peyotl, petit cactus poussant au Mexique, les indiens Tarahumaras tirent une drogue qu’ils utilisent lors d’un rite de transe. En 1936, Artaud assista à l’un d’eux. Un thème se déploie à plusieurs vitesses, porté par les bois et les cuivres, tandis que les deux timbaliers s’en donnent à cœur joie et que le piano tente d’exister dans sa solitude de soliste. Tout est joué forte et presto. Presque une épreuve pour l’auditeur. Un œuvre réussie pour conclure ce programme, marqué par un engagement total.