Sa musique nous oblige à renouveler notre rapport au temps : à Paris et Nice, Léo Warynski dirige des opéras de Philip Glass
C’est l’évènement de la rentrée lyrique : quarante-cinq ans après sa création mondiale à Rotterdam, l’Opéra de Nice va donner la première française de Satyagraha, le deuxième ouvrage, pour la scène, de Philip Glass, inspiré par la figure de Gandhi. Un spectacle techniquement ambitieux – les spectateurs seront environnés d’images vidéo projetées à 360° – et un choix de programmation que l’on dirait courageux si l’on ne savait pas le directeur de la maison, Bertrand Rossi, fan du compositeur américain. En 2002, alors qu’il présidait aux destinées de l’Opéra du Rhin, Rossi avait offert la création française d’Akhnaten. Il y a cinq ans, il inaugurait son mandat à Nice avec une nouvelle production du même ouvrage, confiée au chef Léo Warynski et à la comédienne, chorégraphe et metteuse en scène Lucinda Childs, révélée en 1976 par Einstein on the Beach, premier volet, cosigné avec Bob Wilson, de la trilogie d’opéras-portraits de Glass.
Si Paris n’a toujours pas vu leur bel Akhnaten, Léo Warynski le redonnera, le 25 octobre à la Philharmonie de Paris, en version de concert. Quant à ce prometteur Satyagraha, il est peu probable qu’on le découvre de sitôt dans la capitale, puisqu’une autre production, signée Bobbi Jene Smith et Or Schraiber, est annoncée en avril 2026 à Bastille, marquant la première entrée, au répertoire de l’Opéra de Paris, d’un ouvrage de Glass. Enfin, Warinsky conclura cette saison Glass en décembre, à la Philharmonie de Paris, où il retrouvera son chœur, les Métaboles, dans Another Look at Harmony, une œuvre méconnue du compositeur datant de 1975 dont il a publié un superbe enregistrement en mars.
«En lisant la partition, j’ai eu des angoisses»
Contre toute attente, c’est en allant écouter une conférence de Pascal Dusapin à l’auditorium du Louvre que Warynski a découvert le chef de file de la musique répétitive, comme il nous l’a confié. «Dusapin avait raconté combien tout l’avait touché dans Einstein on the Beach, le son de l’orgue, du chœur, les images du spectacle. Puis il avait passé un enregistrement des premières minutes de cet opéra. J’étais loin de m’imaginer que, des années plus tard, je le dirigerais au Teatro Colon de Buenos Aires. Quelle expérience ! Après le spectacle, je marchais un peu, histoire de reprendre mes esprits, mais impossible de décompresser. Je continuais à compter, dans ma tête, les rythmes complexes et obsédants. J’avais sauté sur l’occasion quand on me l’a proposé, puis en lisant la partition, j’avais eu des angoisses, réalisant le travail colossal qui m’attendait.»
Le Festival d’automne ayant invité Glass et son ensemble, dès 1973, et la Cité de la musique ayant souvent programmé sa musique, on peut s’étonner que Warynski ait été surpris par la difficulté de ses œuvres. «Glass reste ignoré par le milieu musical français, répond-il, on ne m’en a pas parlé une seule fois durant mes études, alors que, fin des années 90, City Life de Steve Reich, était au programme du bac.»
«Infernale à diriger»
Léo Warynski a toujours su qu’il deviendrait musicien professionnel. A Colmar où il est né le 29 juin 1982, sa mère gynécologue chantait et jouait de la flûte. Son père, pédopsychiatre, jouait de la guitare classique, en rentrant du travail. Ayant vu qu’il était fasciné par le son du violoncelle, son oncle luthier lui en offrit un pour Noël. Avant même ses 5 ans, l’enfant lisait la musique et jouait de cet instrument. A 6 ans, il intégra la maîtrise de Colmar, dirigée par Arlette Steyer. «J’ai réalisé mon envie de diriger un groupe de chanteurs ou de musiciens, dit-il, car c’est un métier complet impliquant de connaître toutes les facettes d’une œuvre, d’en proposer une interprétation et de savoir construire un programme de concert.»
A 18 ans, il intègre le lycée Fénelon, en hypokhâgne puis en khâgne, option musique, et Paris l’éblouit «par les perspectives de rencontres extraordinaires qu’elle offre». Il y apprend l’harmonie, le contrepoint, l’histoire musicale, en même temps que la littérature, le latin et la philosophie. Reçu au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, il s’initie à la direction d’orchestre et de chœur auprès de François-Xavier Roth et de Pierre Cao. Il a 28 ans quand il crée les Métaboles, un chœur d’élite qui collabore avec l’Ensemble intercontemporain, fondé par Pierre Boulez. En 2014, il devient également directeur musical de l’Ensemble multilatérale, qu’a créé neuf ans plus tôt le compositeur Yann Robin.
Disposer de ces deux formations lui permet de réaliser des projets discographiques et des concerts de haut vol, salués dans ces colonnes, comme le Moine et le Voyou, de 2023, confrontant la Messe un jour ordinaire de Bernard Cavanna à des œuvres pour chœur de Francis Poulenc. En 2017, la lecture de Paroles sans musique, l’autobiographie de Glass, fascine Warynski qui rêve de diriger ses Métaboles dans l’une de ses œuvres. Après plusieurs semaines de recherches, il commande la partition du rare Another Look in Harmony.
«L’œuvre préfigure Einstein on the Beach. Elle est infernale à diriger et éreintante pour les chanteurs qui doivent s’entraîner comme des athlètes. Elle peut dérouter si l’on ne sait pas que Philip Glass a inventé une nouvelle manière de faire de l’opéra dans laquelle le sens n’est pas imposé : aux interprètes de ressentir les nuances qui permettront à la musique de se déployer, et à l’auditeur d’établir un lien entre texte et musique, totalement indépendants. S’il n’est pas simple de rendre justice au son Glass, Akhnaten reste moins radical et plus romantique qu’Einstein on the Beach. L’un des airs fait penser à un lamento de Haendel, et dans Satyagraha, il y a un duo soprano et alto qui évoque celui de la Cantate N°4 de Bach. Ce que je retiens des opéras de Glass que j’ai dirigés ? Sa musique si riche, plus maximaliste que minimaliste, nous oblige à nous dépasser, physiquement et mentalement, mais aussi à renouveler notre rapport au temps, à nous libérer de la dictature actuelle de l’immédiateté.»