Du grand art, servi par des Métaboles en pleine forme.
Resmusica - Patrick Jézéquel - Symphonie chorale
« Symphonie chorale » à Vézelay : Les Métaboles voient grand !
Après la Passion selon Saint-Matthieu, rendez-vous de nouveau à la basilique Sainte-Madeleine, dans le cadre des Rencontres musicales de Vézelay, pour une folie chorale embrassant quatre siècles de composition, avec des pièces de Thomas Tallis, Gustav Mahler transcris par Gérard Pesson, Alfred Schnittke et Francesco Filidei. Du grand art, servi par des Métaboles en pleine forme.
Très finement pensé, le programme est bâti sur des liens solides et parfois secrets. C’est ce que révèlent Léo Warynski et Guy Gosselin, réunis autour d’Emmanuelle Giulani à la traditionnelle « mise en oreille » qui précède le concert. Pont entre les époques, ce dernier dégage des connexions entre œuvres et musiciens, joués ou non ce soir : la pluralité des chœurs dans le Spem in alium (date inconnue) de Thomas Tallis (c. 1505-1585) et Tutto un una volta (2020) de Francesco Filidei (né en 1973) ; l’inspiration que ce dernier puise dans le Lux æterna de György Ligeti ; le « polystylisme » de Gustav Mahler (1860-1911) et d’Alfred Schnittke (1934-1998), compositeurs empruntant à des sources diverses ; enfin, les multiples affinités tissées par Gérard Pesson (né en 1958) transcrivant dans Kein Deutscher Himmel (1996-1997) l’Adagietto de la Symphonie n°5 (1901-1902) de Mahler. Précisément, pour Pesson, qui, dans un entretien portant sur le travail de transcription, cite le nom de Salvatore Sciarrino, par parenthèse l’un des anciens professeurs de composition de Francesco Filidei, « un compositeur n’est jamais né sous X. ». Il ne faudrait pas oublier les racines slaves d’un chef de chœur qui au menu a inscrit comme plat de résistance le Concerto pour chœur (1984-1985) de Schnittke. Voulue comme telle par Léo Warynski, cette soirée joue ainsi sur le double tableau de l’invention et de la mémoire afin que les auditeurs vivent quelques chocs sans avoir perdu tout repère.
Les Métaboles forment un cercle complet sur la scène avant d’entonner le Spem in alium à 40 voix de Tallis. Il faut imaginer les chanteurs placés devant dos au public. Hommes et femmes alternent par petits groupes de 2 ou 3. Donc une spatialisation particulière pour un morceau qui ne l’est pas moins, écrit pour 8 chœurs et 5 voix sur des paroles latines dont l’origine est le Livre de Judith. Cette composition contrapuntique exprime une supplication adressée à Dieu, émise tout d’abord très humblement par deux sopranos et enflant progressivement en contaminant tous les registres. Une longue phrase qui s’étire, s’enrichit, se découpe et redouble en cellules rythmiques, se meurt avant d’être reprise en crescendo pour éclater en tutti sur des mots d’importance tels que Deus meus. L’auditoire se trouve enveloppé dans un long continuum en perpétuel changement et rarement interrompu. La délicatesse et la ferveur d’une telle pièce sont parfaitement rendues par les chanteurs.
De père anarchiste et de mère catholique pratiquante, Francesco Filidei, lui-même organiste notable, a donc hérité de cette double tradition, ce qui se ressent dans sa production musicale, comme ici avec Tutto in una volta – « Tout à la fois » – inspiré d’un texte du poète avant-gardiste Nanni Balestrini (1935-2019), « Ma noi facciamone un’altra » (1966), que l’on peut traduire par : « Mais essayons encore une fois ». Calquant sa composition sur un poème déstructuré qui rejette lyrisme et narration (« Il n’y a plus / De temps pour / Mais tout / En à la / Fois ce que / Nous nous sommes / Déjà dit / Comme ça sur / Le papier / Tout à / La fois…), Filidei joue sur ce qui reste, des syllabes, en plaquant « des séries d’accords qui font muter légèrement la couleur à chaque instant dans un kaléidoscope d’images. » On commence par entendre des « ah » murmurés ici et là dans tout le chœur nous faisant face, au très bel effet de bulles crevant à la surface d’une mare, puis ce qui ressemble très fortement au début du Lux aeterna de Ligeti, également chœur mixte a cappella écrit en canon et dans une micropolyphonie évoluant imperceptiblement. La vague enfle lentement, la tension baisse puis s’amorce un long decrescendo jusqu’au retour des « ah » initiaux. Il est difficile d’oublier Ligeti et d’apprécier à la même hauteur ce Tutto in una volta pourtant réussi.
La même difficulté se présente à l’oreille, fidèle mais naturellement paresseuse, à l’écoute du Kein Deutscher Himmel de Gérard Pesson, transcription de l’Adagietto de la Symphonie n°5 de Mahler : peut-elle oublier le modèle ? Mais le poil se hérisse et des picotements parcourent le corps aux premières mesures, quand résonnent piano les voix souples des altos reprises en solo tout à droite de la scène par celle très timbrée de Laura Muller. C’est beau à pleurer. Tout en respectant la partition originale, le compositeur a cherché à reproduire l’univers acoustique très riche et subtil de la lagune de Venise, non seulement grâce à la complicité de Martin Kaltenecker, qui a ajouté des extraits des Sonnets vénitiens ainsi que du Journal du poète romantique allemand August von Platen (1796-1835), mais aussi et surtout par la fine variation des timbres et le recours aux aigus extrêmes d’une soprano (Anne-Laure Hulin, magistrale) afin de contourner l’inévitable réduction de l’ambitus du chœur par rapport à celui de l’orchestre. Il fallait l’excellence d’un ensemble comme les Métaboles pour interpréter cette métamorphose.
Last, but not least : les quatre mouvements du Concerto pour chœur, d’Alfred Schnittke, d’une durée de 45 minutes environ. Dans la tradition orthodoxe russe, « concerto » est à comprendre comme « motet » ou « cantate ». Le texte : le Livre des lamentations du moine et poète arménien Grégoire de Narek (951-1003), dans la traduction russe de Naum Grebnev. Attention, ici préside l’excès, de la méditation à l’incantation et de la confidence à la transe mystique, avec des crescendos et des tutti très puissants, les très beaux mélismes de voix solistes s’envolant au-dessus de la masse (la soprano Maya Villanueva, le ténor Marco Van Baaren), des vagues successives d’intensité croissante ou encore le « chagrin noir » d’une prière instante. Lui-même très recueilli, l’ensemble des choristes rend parfaitement le lyrisme, la dramaturgie et la dévotion qui sous-tendent cette pièce spirituelle de bout en bout. L’espace de la basilique aura offert tout au long de la soirée (en tout cas dans les premiers rangs) l’espace qu’exige cette musique chorale.
Le généreux Léo Warynski annonce en bis le deuxième des Trois Hymnes sacrés (1984) du même Schnittke. Merci, Maestro !