Entre pages chorales et musique instrumentale, transcriptions et pièces originales, dont une création mondiale, le concert-portrait que le Festival d’Automne consacre à Gérard Pesson fait circuler dans l’espace ouvert de Saint-Eustache des effluves sacrées.
C’est le piano qui résonne en premier lieu, sous les doigts (et seulement la main droite !) de Lise Baudouin dans un extrait de Musica Ficta de 2018 : d’une beauté hypnotique, Un tribut à Johann Jakob Froberger est écrit dans l’esprit des préludes non mesurés du maitre allemand dont la musique s’invente à mesure ; elle est quasi monodique, ligne errante secouée par quelques figures ornementales, n’étaient ces tenues d’un violoncelle et d’une clarinette invisibles qui viennent prolonger la résonance de certaines notes et esquisser une polyphonie.
La transcription est pour Gérard Pesson cet exercice d’admiration auquel il aime s’adonner. Au programme de ce soir, trois pages chorales et autant de compositeurs qu’il a voulu honorer à travers un travail de réécriture. L’ensemble vocal Les Métaboles et son chef Léo Warynski ont investi le plateau pour interpréter trois mélodies de Ravel agrandies au dimension du chœur. Avec ses quintes parallèles et la transparence de l’écriture, Ronsard à son âme est d’une délicatesse exquise dans l’interprétation des Métaboles. Plus effusives et colorées, L’Indifférent et La Flûte enchantée extraites de Shéhérazade, ne sont pas moins séduisantes, même si l’importante réverbération du lieu nuit à la compréhension des paroles.
Dans Preuve par la neige (2008), Pesson se penche sur la musique instrumentale de Scriabine, le piano en l’occurrence, avec le Prélude n°13, op.11, l’Étude n°4 op.42, Feuillet d’album n°1 op.45 et Ton image op.57, qu’il transpose pour le chœur en ajoutant des paroles. C’est Elena Andreyev qui réalise le montage du texte, empruntant à Constantin Balmont (des traductions en russe de poèmes anciens) et à Ossip Mandelstam dont le texte referme le cycle : poésie de l’envol rejoignant l’élan ascensionnel de l’écriture scriabinienne dont le chœur et le pupitre féminin très en vedette expriment toute la ferveur.
De la plume du compositeur cette fois, Chants populaires de 2008 pour chœur a cappella puisent leur argument littéraire dans le livre éponyme de Philippe Beck qui se présente « comme des déductions de contes des frères Grimm », nous dit le compositeur. On retrouve l’écriture cursive de Pesson serrant de près l’articulation du texte. Il installe de longues tenues et procède par blocs vocaux qui se répondent dans La force de l’homme est le point où les sifflets étirent le registre vers l’aigu. Les pieds frappent le sol dans Une peau est seule : « Son nom est tambour / Tambour décrit une armée qui arrive ». Boucles, homorythmie, scansion et jeu avec les phonèmes animent ce deuxième chant restitué avec autant de précision que de vitalité par Les Métaboles.
C’est pour rompre avec « l’onctuosité immédiate des voix » (dixit Pesson) qu’alternent quelques pièces instrumentales du maître. L’archet est exploratoire (celui de Pablo Tognan) dans Trois pièces brèves (2005) pour violoncelle dont seules les deux premières sont entendues : musique de gestes soigneusement chorégraphiée qui diversifie les figures et la qualité du son, gras ou filtré, sec ou résonnant. Catch Sonata (2016), a été écrit pour le Trio Catch. Pesson y joue sur l’ambiguïté des sources instrumentales, les sons (souffle, chocs, glissades, etc.) circulant avec fluidité entre piano préparé (Lise Baudouin), violoncelle (Pablo Tognan) et clarinette (Bogdan Sydorenko). Ils sont ce soir submergés par la vague de résonance, ne laissant percevoir, des Moments 2 et 3 du trio, que le reflet du reflet…
blanche page langue bue, dont le titre est déjà musique, est une commande du Festival d’Automne passée à Gérard Pesson. L’œuvre pour soprano, clarinette et chœur a été écrite pour les voix des Métaboles et la haute voûte de Sainte Eustache : aussi les silences articulent-t-ils la musique qui s’y déploie. Thrène pour un ami disparu, cette page chorale d’une rare beauté met en musique la poésie du jeune Haïtien Jean D’Amérique, le compositeur puisant dans les cinq poèmes de son recueil Atelier de silence : blanche page, haute en colère, invisible étreinte, cendres, passage à l’acte dernier. Au chœur traité le plus souvent par registres, Pesson associe les aigus vertigineux (jusqu’à un contre-mi!) Anne-Claire Baconnais et la clarinette de Bogdan Sydorenko qui rejoint le soprano et le prolonge dans son registre lumineux. L’instrument est conducteur, qui infiltre l’écriture du chœur et en magnifie l’onctuosité ; stable, sur une note entretenue en bisbigliando, l’instrument laisse parfois la voix soliste s’inscrire sur la toile légère du chœur pour donner au texte de Jean D’Amérique (présent dans les rangs du public) sa pleine lisibilité.
Anne-Claire Baconnais nous surprend, montée en chaire et dominant le public pour chanter sa partie soliste dans Kein deutscher Himmel, troisième transcription de cette soirée dans laquelle les voix des Métaboles, plus soyeuses encore que les cordes, chantent des fragments vénitiens d’August von Platen (collage de Martin Kaltenecker) sur l’Adagietto de la Cinquième Symphonie de Mahler : moment d’extatique bonheur auquel nous convie Léo Warynski, maître d’œuvre de ce vendredi de lumière avec Gérard Pesson.